Une Allusive Métaphore

Spring 2006 | Gallery

By Joe Tarrab

L’une des démarches fondamentales de la peinture moderne et contemporaine consiste à se débarrasser de ce qui n’est pas indispensable pour ne garder que ce qui est insubstituable, nécessaire et suffisant pour qu’il y ait œuvre picturale.

Dans ce retour à l’essence ultime, la représentation figurative a été délaissée au profit de la matérialité, la physicalité de la peinture : le support et la couleur. C’est ainsi que beaucoup d’artistes épris d’absolu ont abouti très vite à la monochromie, avec ou sans exégèses justificatrices.

Sans aller jusqu’à la monochromie complète, Ali Kaaf radicalise la démarche en excluant la couleur pour ne retenir qu’un seul et unique pigment, un noir très couvrant, dense, profond, sensuel, étalé sur le blanc lumineux d’un papier grand

(225 x 150 cm) ou moyen format. La tentation de la monochromie est si forte qu’il doit sans cesse combattre la tendance du noir à envahir la totalité de l’espace disponible. Son art consiste en quelque sorte à en contenir l’expansionnisme en essayant de sauvegarder l’inviolabilité de quelques plages blanches exaltées par le noir et qui l’exaltent à leur tour en un difficile équilibre toujours menacé par une nouvelle tentative d’avancée ténébreuse. Lorsqu’un pigment blanc intervient, c’est que le noir, indûment entreprenant, a conquis trop de terrain qu’il faut lui faire céder en s’efforçant de recouvrer une souveraineté ou une virginité irrémédiablement compromise. Parfois, l’intensité charbonneuse est tempérée par l’éclat anthracite argenté d’une mine de graphite, avec de somptueux effets de sombre clarté sur écran de nuit.

Le seul moyen de réfréner cet envahissement uniformisant du noir, qui ne vise qu’à cacher, est de recourir au seul autre élément indispensable de la peinture : la forme élémentaire, vestige du dessin, qui ne vise qu’à révéler. Dans les grands formats, elle est globale, simple, noble, hiératique, avec une ou plusieurs fentes livrant passage vers un ailleurs. Souvent, dans les moyens formats, ce passage est ouvert par brûlure du support papier (diapositive dans les autoportraits photographiques où le visage consumé devient un pur rayonnement lumineux). Les béances ovoïdes irrégulières aux bords roussis entourés de noir ainsi ménagées, en venant se superposer à des fonds eux-mêmes noirs, évoquent quelque primordial œuf du monde ou plutôt un « trou noir » cosmique, ce piège à étoiles d’où aucune lumière ne peut plus échapper.

Dans sa lutte pour limiter l’extension du noir et le rétrécissement du blanc, lutte qui définit la spécificité de son art, Ali Kaaf ne fait, en quelque sorte, que rejoindre ou refléter à son insu, par les voies d’une peinture radicalisée, la réalité cosmique : la matière lumineuse visible, celle des étoiles et des galaxies, ne constitue que cinq pour cent de la masse de l’univers, la « matière noire » invisible vingt pour cent. La majeure proportion, soit soixante quinze pour cent, revient à la mystérieuse « énergie noire » récemment découverte, force antigravitationnelle d’accélération de l’expansion d’un univers voué à ne jamais ralentir. Les étoiles et les galaxies s’éloigneront de plus en plus les unes des autres, la lumière deviendra de plus en plus rare, de plus en plus faible, plongeant l’espace cosmique dans l’obscurité. On pourrait, certes, parler de dualisme, de manichéisme, de l’éternel combat de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal, dans l’âme de l’homme, dans l’histoire et dans les dimensions spirituelles.

La référence cosmique semble plus pertinente et en tout cas plus juste au regard du terrain respectivement occupé par les deux protagonistes des travaux de Ali Kaaf.

En quelque sorte, malgré l’effort pour se débarrasser de la représentation, la peinture finit toujours par y revenir par des voies détournées. S’il n’y a plus figuration intentionnelle directe dans la démarche de Ali Kaaf, il y a en revanche figuration analogique non intentionnelle. Sa démarche ne reproduit pas les formes mais re-produit les forces de l’univers, elle ne le modélise pas, elle fonctionne spontanément à son instar pour en livrer une allusive métaphore.

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