By Wafa Gabsi
Winter 2013 | ArteZine
L’histoire innove, dérive, titube. Elle change de rail, se déroute: le contre-courant suscité par un courant se mêle au courant, et, le déroutant, devient courant.
Edgar Morin, Pour Entrer dans le XXIe siècle (2004)
Morcelée, c’est ainsi que nous apparaît la construction en séquences de la récente histoire de la Tunisie; des séquences qui semblaient s’empiler les unes aux autres. En revanche, la plus poignante et imminente tentative approfondie qui aurait examiné le contexte actuel; historique, notamment politique, intellectuel et esthétique, dans lequel émerge une réflexion sur la notion de fragmentation, d’égarement et de déroute, est celle de l’expression artistique. Elle éveille à la vie de l’esprit, laissant passer comme un souffle qui meut la pensée et l’oblige à en interroger les puissances de lumière et de trouble.
S’inquiéter devant l’œuvre d’un artiste Tunisien qui se doit de comprendre, de voir et d’entrevoir la part de son corps enfoui dans un quotidien en perpétuel trouble. A l’horizon, c’est peut être aussi une psychanalyse de ce quotidien (faisant référence à la pensée freudienne) qui s’avance jusqu’à cette zone obscure où son image, devient indiscernable parfois même effacée.
De même, ce sont aujourd’hui les cadences infernales de la consommation culturelle qui relèguent dans les marges de la société les images redondantes d’une phase révolutionnaire. En effet, en guise de transition politique, la Tunisie a eu recours à une affluence d’images qui ont surgi de façon impromptue. L’effet redondant est au cœur de cette représentation “politisée” qui magistralement construite, revient vers une lourde structure qui accentue la sensation d’un lent écoulement du temps, à l’image d’une révolution toujours en mouvement. Elle s’achèvera sur l’image du début: celle d’une image vide de sens propre, absente malgré chargée d’une présence imagée qui ne fait qu’entretenir et réactiver les “vieux” clichés de révolte. Elle n’alimente point le concept de la représentation d’une réflexion sur de nouvelles théories et approches esthétiques. Pourtant, celles-ci donnent à la création une sorte d’extension dans le temps et une structure cadencée.
Comment ré-éveiller alors le pouvoir d’une créativité productive et constructive? Il semblerait que par la ré-évaluation de la représentation de gestes simples émanant d’un quotidien à l’image de la réalité en Tunisie, que l’artiste pourrait dresser un barrage, même si encore fragile, pour résister au nivellement et à l’indifférenciation.
Ce questionnement sur notre propre société dont notre réalité quotidienne, nos représentations figées, usées nous exilent quelque part, a néanmoins ce pouvoir de nous « dérouter », de nous permettre de construire notre propre imaginaire et de nous rendre notre propre monde de créativité. Pour se faire, l’artiste se conforme à une image. Celle ci agit littéralement sur sa condition d’existence, car “l’individu enfermé dans son image (…) est condamné à se défendre, se dé-fendre pour n’être pas fendu.” Ceci nous amène à dire que l’univers fragmenté et déroutant de l’art et particulièrement de l’artiste en Tunisie, serait muni d’une fonction qui divise pour mieux régner.
Toutes ses angoisses du passé, du présent, sur la manipulation des pouvoirs de force, sur le conformisme populaire et ses caisses de silence sous les proclamations et les acclamations de l’histoire, sur la dérive de la civilisation et l’effritement des ses corps, sur l’indifférence et l’acculturation… toutes sont dites à travers un flux d’images et de représentations où l’esprit de l’artiste semble totalement indexé à l’appel de la survie, à la nécessité de son existence et non de son exile et à son silence. Une existence de trouble à travers laquelle il survit au quotidien.
L’artiste s’efforce, le temps d’une observation, de “fixer” pour nous. C’est encore une poétique de Baudelaire qui exige d’abord à voir et à décrire.
S’interroger alors sur la pertinence générique du contexte de déroute imbriqué dans le quotidien de l’artiste Tunisien me semble capital. Mais ce qui est aussi nécessaire est de questionner la pertinence de l’iconographie associé à la représentation de ce quotidien.
La photographie avait, à cet égard, son rôle dans le paysage chahuté de différentes images, entre autre celles de la révolte en Tunisie et de l’actualité relative au monde arabe. Elle parvenait à produire du sens à rebours des stéréotypes, mais à se débarrasser aussi de l’héritage esthétique et idéologique du reportage de presse pour donner lieu à un véritable laboratoire plastique, esthétique et poétique. Alternant des plans couleur et des images noir et blanc, les différentes séries photographiques choisies pour notre thématique “la déroute du quotidien” approcheraient les circonstances de l’effet de mal être, d’angoisse, de vie et d’absence. Elles seraient le reflet qui illustre la vie quotidienne, actuelle en Tunisie. L’effet est saisissant, scrutant les nuances propres à la transposition de l’expression et de la représentation des corps et des objets.
A cet égard, “corps et photographies. Visages et images” font écho dans les représentations du photographe Fakhri Ghezal. L’artiste capture des personnages dans des divers lieux pour photographier délicatement leurs corps, et des objets dans un univers à la fois neutre et intime. Nous sommes très peu distants des corps face à la fascinante et délicatement intolérable neutralité de l’image.
Dans la première série SIDI(S), des corps, des objets dans le quotidien font surgir les entrelacs de noir et blanc dans les rivages du rêve et de la fiction. L’artiste se plonge dans une intimité qui mène du regard délégué vers le visible aux signes politiques des objets. L’image fait la métaphore d’elle-même: l’image du politique au quotidien.
La deuxième série est appelée OTAGE où l’image du politique devient une icône ironique du quotidien. Qu’est ce qu’on regarde alors ? Une “mise en otage” d’un nombre de personnages qui fait miroiter le sort des images médiatiques appelées à être banalisées au cours de l’histoire et des rouages de la politique. Cela nous rappellerait peut être le vaste corpus crée par le photographe Muntadas “où s’élabore un discours sur les systèmes de pouvoir, visibles et invisibles, dans une société dominée par les spectacles des mass-media, par l’hyperconsommation et par les progrès constants de la technologie.”
Par ailleurs, le geste essentiel de l’artiste-vidéaste Ismaël serait d’opérer une intervention plastique sur des images « captures » médiatiques, soit la réalité politique ainsi recrée et transformée en objet d’intervention esthétique. A travers son œuvre Photo Shop, il renvoie à “cette idée, chère à André Bazin, que la photographie est une empreinte ou un moule de la réalité, et que le cinéma en développe la vertu ontologique quand, au lieu de manipuler la réalité par le montage, il se borne à l’enregistrer de manière à faire éprouver la profondeur de son avènement, le sentiment de sa durée.” C’est ainsi qu’opère Ismaël dans sa démarche artistique. En premier lieu (il opère), en interrogeant la pertinence générique de la représentation imagée de la politique. En effet, l’artiste use du statut de l’image “capture” dont il n’isole pas le réel cliché mais le replace dans son “nouveau” contexte, indiquant au spectateur ce qu’il doit voir. Par ce procédé, l’artiste nous rappelle: “que la vérité de l’image ne réside peut-être pas dans le décadrage prétendument neutre, mais que tout décadrage produit inévitablement d’autres recadrages, ce qui entraîne la question du pouvoir dans toute opération de montage.” En deuxième lieu, en procédant par la lecture écriture d’images éclatées, réalistes, poétiques, ironiques et parfois surréalistes pour atténuer cette empreinte politique qui ne cesse d’être une image incarnée dans notre propre quotidien.
À travers ces oeuvres, les artistes Fakhri Ghezal et Ismaël mettent en avant les systèmes visibles et invisibles du pouvoir dans une société qui a été longtemps dominé par le silence et qui continue à être engouffrée dans le doute, le trouble n’arrivant point à trouver une alchimie juste entre mouvement et immobilité. Aujourd’hui encore en Tunisie, contre toute “histoire médiatique”, que la photographie ne saurait ni épuiser ni remplacer, l’histoire photographique saurait monter obstinément du visible en lui-même ouvrant sur l’invisible du regard des êtres en mal et l’insaisissable de l’écoute qui exaltent tant au niveau des images elles mêmes qu’à celui des paradoxes que suscite cette société schizophrène.
La manière d’appréhender ce mal être fait partie intégrante de l’œuvre de Marianne Catzaras. Derrières ses images aussi poétiques que troublantes se cache un sentiment de solitude, d’angoisse, de traumatisme d’êtes marginaux. Des personnages, des compagnons de route (pour reprendre l’expression de l’artiste) arrachés à eux mêmes et placés dans des lieux presque inconnus. Chaque œuvre intègre le travail de Marianne Catzaras dans une configuration spatiale spécifique mettant en œuvre une nouvelle mise en scène. Par une application de photocomposition d’images, l’artiste fait prolonger ses images encore dans le temps au travers d’un tissu imaginaire que longe la photographie. A cet égard, les œuvres veulent dépasser leurs lectures. Elles visent encore à mettre en lumière un ensemble spécifique de motifs iconographiques: les reflets surréalistes, les corps réduits à de simples masses; les différents volumes de tissus laissant entrevoir des fragments de corps à la dérive; les décors à la fois minimalistes et colorés à l’harmonie ambiguë…
La perte, la mélancolie, le vide, la confusion, l’ambigüité…des mots que dessinaient poétiquement des images rêvées par l’artiste dans sa vidéo “J’ai oublié mon nom.” Se renfermant dans un univers purement intime et personnel, l’artiste se dévoile à elle-même. Elle se cherche, elle cherche son identité, son histoire, ses souvenirs…et se noie dans un état de perte mélancolique, dans un silence gisant.Cette vidéo est un “véritable laboratoire de la mémoire alternant images et présence sonore, montre l’impossible place de l’étranger en un lieu autre que celui de sa langue maternelle et ses différentes transformations, ses mille transmutations.” Il ya une volonté manifeste de l’artiste à reconstruire un royaume transcendant en ravivant ses douleurs. De ce fait, l’origine perdure de cet état d’angoisse, pousse l’auteur à sans cesse reconstruire son passé et le rendre présent.
Entre présence et absence, notion dytique de Derrida, l’œuvre de Meriem Bouderbela est aussi peinte dans la douleur, l’angoisse, le vide et la disparition. L’artiste puise l’essentiel de son inspiration de sa relation à son pays qu’elle arpente à la fois comme un territoire connu et une terre étrangère, photographiant son corps et des corps abandonnés qu’elle dévoile dans différents états d’altération, de déformation et de dégradation. Une image qu’elle dépeint de son quotidien, correspondant à une allégorie de l’expérience personnelle et de la relation entre apparence et identité, illusion et croyance.
Avec les deux premiers clichés “Corruption,” l’artiste nous fait découvrir la source, l’étendue d’une force plastique parfaitement originale dans son univers photographique. Cette œuvre où des corps s’effritent, disparaissent témoignent de la sensibilité de Meriem Bouderbala. Ayant le souci du détail, l’artiste concentre une force visuelle sur le positionnement des mains, l’expression et la posture du corps et le type de lumière. Des significations auxquelles renverrait la souffrance de ce corps. Tous ces éléments se conjuguent dans un univers très intime, qui semble immerger dans les limbes du désespoir. Un voyage intérieur que l’artiste ne peut mesurer que par ses émotions qui dans sa conception métaphorique invite le spectateur dans un monde flottant entre la vie et la disparition.
Les œuvres suivantes en terre-en mer” et “Harbord » en sont une radioscopie de cette notion double de présence/absence, vie/disparition mais avec une nouvelle intonation. Bouderbala conçoit cette fois ses photographies comme un outil politique capable de créer une identité nationale et de décrire l’histoire avide de l’immigration des jeunes en Tunisie. Son intérêt est étroitement lié à l’histoire récente mais « éternelle » des migrants à Lampedousa. Elle scrute des lieux de départs abandonnées qui respirent les sentiments d’absence et de disparition des êtres naufragés. C’est une réflexion sur le processus complexe d’exhumation de ces migrants en désespoir du pays. Une métaphore à travers laquelle Meriem Bouderbala construit une archive d’images figées qui recoupent entre faits, fiction et récit personnel. Il s’agit d’un essai poétique photographique sur le combat qu’implique l’accès à des images d’un temps désespéré.
“Construction déconstruction” est un travail qui reste en suspens témoignant d’un refus de la notion de totalitarisme dans l’art. Un témoignage d’un photographe déroutée sur une terre colonisée de déroute.
Notes
[1] Chollet, M. cite Bertrand Leclair pour son livre Théorie de la déroute. Une marelle qui mène au ciel http://www.peripheries.net/article250.html
[2] Ismaël. (2012). TRACES. Le travail photographique de Fakhri Ghezal. Tunis. p. 2.
[3] Augatis, D. (2012). Muntadas. Entre / Between. http://www.jeudepaume.org/index.php?page=article&idArt=1507&lieu=1
[4] Bellour, R. (2012). “LE REGARD, L’ÉCOUTE” http://lemagazine.jeudepaume.org/2012/11/le-regard-lecoute-un-texte-de-raymond-bellour/
[5] Extrait du texte: “L’Image témoin: l’après-coup du réel” http://www.jeudepaume.org/index.php?page=article&idArt=1812&lieu=1
[6] Extrait du catalogue en ligne “l’art rue de Dream City” http://www.lartrue.com/966/